III
UNE COMPAGNIE HÉTÉROCLITE

Le matin du quatorzième jour après que le navire avait appareillé dans la rade de Spithead, Bolitho se trouvait dans sa cabine, supant une timbale de café et revenant une fois de plus sur tout ce qu’il avait réussi.

La veille au soir, on avait aperçu la silhouette de Ténériffe, lourd mamelon étalé comme un nuage à l’horizon ; il avait décidé de mettre à la cape pour éviter les dangers d’une approche de nuit. Quatorze jours. Cela semblait une éternité. L’équipage avait été persécuté par le mauvais temps pendant la plus grande partie du trajet. Feuilletant nerveusement les pages de son livre de bord personnel, Bolitho ne comptait plus les mentions irritantes : vents contraires, tempêtes rares mais violentes, nécessité constante de prendre des ris, de carguer de la toile et d’étaler comme on pouvait. Le terrible golfe de Gascogne avait ménagé le navire, il n’y avait pas à se plaindre de ce côté-là. Autrement, avec presque la moitié de son équipage trop affaibli par le mal de mer pour s’aventurer dans les hauts, ou trop terrifié pour s’avancer le long des vergues qui accusaient une pente dangereuse – sauf à y être contraint par des violences physiques – il est probable que l’Undine ne serait pas allée plus loin. Bolitho comprenait ce qu’une telle épreuve représentait pour la plupart de ses hommes : les hurlements du vent, le surpeuplement insensé d’une coque qui grince et roule, la nourriture – quand on arrive à l’absorber – qui finit généralement en un ignoble mélange de vomissure et d’eau croupie dans la souillarde…

Tout cela aboutissait à cette espèce d’abrutissement qui frappe un homme tombé à la mer. D’abord, il se défend avec bravoure, nageant dans n’importe quelle direction jusqu’à ce qu’il soit trop épuisé et trop hébété pour continuer la lutte : alors, faute d’autorité ou de conseils d’aucune sorte, il abandonne.

Bolitho reconnaissait des signes familiers ; il savait que c’était là le défi qui lui était lancé. En s’abandonnant à son penchant naturel pour la compréhension et la sympathie, en prêtant une oreille trop attentive aux excuses que lui donnaient ses lieutenants et officiers-mariniers surmenés, il risquait de perdre le contrôle de la situation ; pire, il deviendrait incapable de rallier son équipage autour de lui quand sonnerait l’heure décisive.

Il savait que beaucoup le maudissaient dans son dos, appelaient sa mort de leurs vœux, ou souhaitaient qu’il fût passé une nuit par-dessus bord. Il croisait leurs regards, et pouvait y lire du ressentiment tandis qu’il les contraignait à affronter un nouveau jour, une nouvelle heure de lutte. Il leur faisait répéter indéfiniment les mêmes manœuvres de voiles sous la surveillance de Herrick, et veillait lui-même à ce que chaque nouvelle recrue fût consciente que ses progrès étaient dûment enregistrés. Il envoya des hommes sur les trois mâts en même temps, et ce fut à qui larguerait ou serrerait les voiles le plus vite ; finalement, il les pressa plus durement encore pour les faire manœuvrer avec ensemble, non pas comme s’ils étaient en compétition les uns avec les autres, mais comme si tous appartenaient à une équipe unique et haletante qui le maudissait en silence.

Assis, à présent, et sa timbale à la main, il éprouvait une mince satisfaction en considérant les tâches accomplies ; bon gré mal gré, on avait travaillé ensemble. Aujourd’hui, quand l’Undine jetterait l’ancre en rade de Santa Cruz, les Espagnols qui la verraient arriver sauraient qu’il régnait à bord un semblant d’ordre, de discipline et d’efficacité ; toutes qualités qu’ils avaient appris à connaître et à craindre en temps de guerre.

Mais s’il avait poussé son équipage aux limites de l’épuisement, il ne s’était rien épargné à lui-même. Et il en ressentait tout le poids, malgré la caresse d’un soleil matinal dont les reflets dansaient sur les barrots au-dessus de lui. Peu de quarts s’étaient achevés sans qu’il montât sur la dunette pour afficher sa présence. Le lieutenant Davy manquait d’expérience pour manœuvrer un navire par mauvais temps, mais il apprendrait. Soames perdait trop facilement patience en cas de fausse manœuvre sur le pont. Il écartait le malchanceux d’un coup de poing et d’un bond prenait sa place en hurlant : « Espèce d’incapable ! J’aime encore mieux le faire moi-même ! »

Seul Herrick avait su affronter la continuelle bourrasque des exigences du capitaine, et Bolitho éprouvait de la pitié pour son ami qui avait dû porter le gros du fardeau. Il était trop facile de punir les hommes quand c’était un officier qui avait perdu la tête, ou n’était pas arrivé à se faire comprendre au plus fort d’une tempête. Herrick tenait fermement sa place entre le carré des officiers et le pont inférieur, entre le commandant et l’équipage.

Bien qu’il eût préféré éviter cela, il avait dû faire donner le fouet par deux fois. Les deux affaires avaient éclaté dans ce monde clos figuré par le pont inférieur. D’abord une simple histoire de vol : les maigres économies d’un matelot avaient disparu. La seconde, beaucoup plus grave, avait commencé par une rixe au couteau : un homme avait eu le visage ouvert de l’oreille à la mâchoire, et ses jours étaient encore en danger.

Bolitho ignorait si l’incident provenait d’une vieille rancune, ou s’il s’agissait d’une explosion de colère momentanée due à la fatigue et au surmenage. L’équipage eût-il été constitué depuis plus longtemps, il n’aurait eu vent des deux affaires qu’après leur dénouement ; c’est la justice du pont inférieur qui aurait frappé, plus cruelle, plus rapide : les matelots ne toléraient en leur sein ni les voleurs ni les têtes brûlées trop portées à jouer du couteau.

Bolitho méprisait les commandants qui exerçaient leur autorité sans peser mûrement les conséquences de certaines décisions : ils infligeaient des punitions barbares sans s’attaquer à la racine des problèmes, et donc cela ne servait à rien. Herrick connaissait les sentiments de Bolitho : quand il l’avait vu pour la première fois, il était le plus jeune lieutenant de son navire ; et le dernier commandant de ce navire s’était montré si impitoyable et si sauvage dans ses châtiments que le terrain était prêt pour une mutinerie.

Herrick s’y entendait mieux que quiconque dans ce domaine, et cependant il était intervenu personnellement pour tenter de dissuader Bolitho de faire donner le fouet. C’était leur premier vrai désaccord, et Bolitho s’en était voulu de lire une telle souffrance dans les yeux de Herrick.

Bolitho lui avait expliqué :

— C’est un nouvel équipage. Il faut du temps aux hommes pour former une équipe soudée, pour que chacun puisse se fier en ses camarades en toutes circonstances. Beaucoup ignorent tout de la marine et de ses exigences. Ils ne toléreraient pas de voir certains s’en tirer à bon compte avec leurs délits quand eux-mêmes se conduisent bien. Nous ne pouvons pas nous permettre en ce moment de laisser l’équipage éclater en coteries rivales : les marins accomplis, et les nouvelles recrues, les criminels endurcis, les gamins sans défense qui seraient alors obligés de rallier une autre bande.

Herrick était revenu à la charge :

— Mais c’est la paix, maintenant, Monsieur ! peut-être faut-il leur laisser plus de temps.

— Nous ne pouvons nous offrir le luxe de tenter l’expérience. Vous connaissez mes sentiments, dit-il en durcissant le ton. Ce n’est pas facile.

On avait ligoté le voleur sur un caillebotis ; il avait reçu ses douze coups de fouet sans un gémissement tandis que l’Undine taillait sa route sous un ciel clair ; quelques goélands tournoyaient autour du navire, indifférents, tandis que leurs ombres passaient et repassaient sur le pont et la scène atroce.

Alors qu’il lisait le code de justice militaire, Bolitho avait embrassé d’un coup d’œil les hommes placés sous son commandement : les grappes de spectateurs dans les enfléchures et le gréement, le rouge alignement des fusiliers marins de Bellairs, Herrick et les autres. Le second condamné était une brute du nom de Sullivan. Il s’était porté volontaire lors d’une sortie de recrutement non loin de Portsmouth et il sentait son repris de justice. Mais comme il avait déjà servi dans la marine royale, on avait jugé utile sa présence à bord.

Trois douzaines de coups de fouet : aux yeux de la marine, cela suffisait pour laisser un matelot à demi mort. Aurait-il levé la main sur un officier, il eût été condamné non pas au fouet mais à la corde.

Le supplice du fouet était abominable. Sullivan s’était effondré dès le premier coup de lanière sur son dos nu, et tandis que les seconds maîtres se relayaient pour lui lacérer les épaules et le dos, il essayait frénétiquement de se libérer en hurlant comme un dément ; sa bouche écumait, et au milieu de son visage convulsé, ses yeux ressemblaient à des billes.

L’aspirant Armitage avait presque perdu connaissance, et certains de ceux qui souffraient du mal de mer s’étaient mis à vomir d’un même jet, en dépit des invectives des officiers-mariniers. À la fin, quand les hommes qui n’étaient pas de quart furent renvoyés en bas, chacun poussa un soupir de soulagement.

Les liens de Sullivan furent tranchés, et on le transporta à l’infirmerie de Whitmarsh, où une généreuse rasade de rhum, sans doute, le ragaillardit.

Les jours suivants, tandis qu’il arpentait la dunette ou surveillait un virement de bord, Bolitho avait senti le poids du regard de ses hommes. Peut-être voyaient-ils en lui un ennemi plutôt qu’un commandant. Mais en acceptant l’honneur du commandement, on en acceptait aussi les servitudes, voilà ce qu’il s’était dit souvent. La fierté de présider aux destinées d’une belle unité était une chose, mais il fallait aussi supporter la responsabilité d’assurer les revers de fortune et les imprévus.

On frappa à la porte, Herrick entra dans la cabine :

— Nous arrivons dans une heure environ, commandant. Avec votre permission, je vais faire carguer toute la toile à l’exception des huniers et du foc. La manœuvre finale en sera facilitée.

— Prenez un peu de café, Thomas.

Il se détendit tandis que Herrick prenait un siège en face de lui.

— Je brûle de savoir ce qui nous attend.

Herrick prit un gobelet et trempa sa langue dans le café pour le goûter.

— Moi aussi, dit-il en souriant au-dessus du récipient. Je me suis bien demandé une fois ou l’autre ces jours derniers si nous reverrions jamais la terre.

— Oui. Je me mets à la place de quelques-uns de nos gens. Certains n’avaient jamais vu la mer, s’ils s’étaient jamais éloignés de l’Angleterre. À présent, ils savent que l’Afrique est quelque part par notre travers bâbord. Ils savent que nous partons pour l’autre bout du monde. Certains sont en train de devenir de vrais marins, alors qu’il y a à peine quelques semaines, ils avaient les deux pieds dans le même sabot.

Le sourire de Herrick s’élargit :

— Grâce à vous, commandant. Parfois, je bénis ma chance de ne pas avoir de commandement, ni le moindre espoir d’en obtenir un.

Bolitho le regarda, pensif : la blessure était cicatrisée.

— Ce n’est pas à vous qu’en revient le choix, je le crains, Thomas, dit-il en se levant. En fait, j’obtiendrai pour vous un commandement à la première occasion, ne serait-ce que pour envoyer à la sentine votre idéalisme délirant !

Ils se sourirent, tels des conspirateurs.

— Retirez-vous à présent, que j’endosse un habit plus présentable.

Il ajouta avec une grimace :

— Il faut bien montrer quelque considération envers nos amis espagnols, n’est-ce pas ?

Un peu plus d’une heure plus tard, l’Undine se déhalait lentement sur une eau lisse ; tranchant son propre reflet sur la surface de l’eau, elle se dirigeait vers son mouillage en rade. À la vive lumière du soleil, l’île de Ténériffe flamboyait de couleurs, et Bolitho entendit les commentaires de quelques matelots : ils en avaient le souffle coupé. Les collines n’étaient plus dans l’ombre ; on eût dit que toutes leurs teintes dansaient avec un éclat aveuglant. Tout était plus brillant, plus grand, en tout cas aux yeux des nouvelles recrues. Les grands bâtiments éblouissants de blancheur, la mer d’un bleu profond, les plages et le ressac constituaient un spectacle d’une rare splendeur.

Debout près de l’écoutille de la cabine, Allday fit observer :

— Je parie que certains aimeraient bien nous prendre en enfilade au passage devant leurs batteries !

Bolitho jeta un coup d’œil rapide sur sa frégate, essayant d’imaginer ce qu’elle donnait vue de la terre. Elle était superbe, et pourtant rien ne trahissait les efforts qu’avait exigés une telle perfection. Le pavillon le plus neuf flottait à la corne d’artimon, sa couleur écarlate rappelait les habits des fusiliers marins bien alignés en abord, le long de la dunette. Sur le passavant bâbord, Tapril, le canonnier, donnait fébrilement ses dernières instructions pour que l’on commençât à saluer le pavillon espagnol qui claquait fièrement sur le promontoire au-dessus de la batterie.

Le vieux Mudge se tenait près de la barre, les mains cachées dans les replis de sa veste de quart. Indifférent à la chaleur comme au froid, à la pluie aussi bien qu’au beau temps, il avait l’air de porter les mêmes vêtements d’un bout de l’année à l’autre. Il transportait dans ses vastes poches tout un assortiment d’outils divers et d’effets personnels, et Bolitho avait son avis sur la question : une fois, longtemps auparavant, Mudge avait dû être obligé de se précipiter sur le pont alors que la moitié de ses affaires étaient encore éparpillées dans sa cabine.

Il grommela quelque chose aux timoniers qui tournèrent la barre de quelques degrés ; le grand hunier faisait le plein et s’affaissait de nouveau, tandis que le navire s’avançait dans les révolins, sous le vent du promontoire.

Herrick braqua sa longue-vue sur la terre et dit :

— Nous sommes en train de doubler la pointe, Monsieur !

— Fort bien, répondit Bolitho en adressant de la main un signe à Tapril. Commencez le salut.

Et la frégate anglaise poursuivit sa lente avancée vers le mouillage, tandis que le rythme régulier du feu de ses canons tremblait et résonnait dans la paix fragile de l’air matinal : coup pour coup, la batterie espagnole répondait ; et les flocons de fumée restaient suspendus, presque immobiles, au-dessus de la surface de l’eau.

Bolitho croisa ses mains derrière son dos ; la sueur ruisselait le long de sa colonne vertébrale, sous son lourd habit, et sa chemise neuve lui collait à la peau comme une serviette mouillée.

Il ressentait un malaise à rester debout, si impassible, alors que l’écran de fumée s’effilochait lentement autour de lui ; il se serait cru en train de rêver ou d’assister à un tour de magie. À tout instant, il s’attendait à voir le pavois exploser ou un boulet arriver en hurlant sur la rangée des fusiliers marins, les transformant en purée sanglante.

Le dernier coup de canon tonna à ses oreilles et, tandis que la fumée se dissipait sur les ponts, il aperçut une autre frégate au mouillage en tête de rade. C’était un bateau espagnol, plus grand que l’Undine ; son pavillon et ses guidons se détachaient vivement sur le paysage de verdure à l’arrière-plan. Son commandant avait probablement, lui aussi, des souvenirs à évoquer.

Bolitho jeta un coup d’œil au guidon, en tête de mât, qui ondulait mollement à la brise. Il allait recevoir très bientôt de nouveaux ordres, qui s’ajusteraient aux précédents comme des pièces dans un puzzle.

Mudge se moucha bruyamment, comme il avait l’habitude de le faire avant de s’attaquer à un nouveau travail.

— Nous sommes prêts, commandant.

— Fort bien. Envoyez du monde aux bras. Veuillez virer lof pour lof, je vous prie.

Son ordre fut répété par l’officier de quart et on entendit le martèlement familier des pieds nus sur les ponts poncés à clair ; Bolitho poussa un long soupir ; chacun avait gagné son poste sans anicroche.

— A larguer les écoutes de hunier !

Le pavillon de la batterie descendit à mi-mât, puis revint à sa place initiale. Quelques petits bateaux débordaient de la terre, et Bolitho vit que nombre d’entre eux étaient chargés de fruits et d’autres articles à troquer. À bord de l’Undine, le pain n’avait pas résisté à la première tempête, et les fruits frais commençaient à manquer. Triphook, le commissaire, allait avoir de l’ouvrage.

— A carguer les huniers !

Un second maître menaçait du poing une silhouette anonyme sur la vergue de petit hunier :

— Hé, couillon d’empoté ! Tiens-toi d’une main ou tu ne la reverras jamais, ta catin !

Bolitho surveillait l’approche du rivage, les yeux mi-clos à cause de la réverbération fulgurante du soleil.

— Barre dessous !

Il attendit un instant, tandis que l’Undine évoluait avec dignité et venait nez au vent ; le peu de toile qu’elle portait encore battait avec violence.

— Mouillez !

Il y eut un rugissement de chaîne dans l’écubier, suivi du plongeon sonore de l’ancre sous la figure de proue dorée.

Herrick attendit que le dernier mètre carré de toile eût disparu des vergues comme par enchantement pour dire :

— Jolie manœuvre, n’est-ce pas, Monsieur ?

Bolitho le regarda en retenant un sourire, puis il se laissa fléchir :

— Très jolie, monsieur Herrick.

— Vous n’aurez pas besoin de la gigue, aujourd’hui, Monsieur, reprit Herrick en souriant. Une chaloupe d’apparat se dirige vers nous.

Allday, qui s’était avancé rapidement, présenta son sabre à Bolitho, puis, fronçant les sourcils, il grommela :

— Pas la gigue, commandant ?

Il avait l’air affligé.

Bolitho étendit les bras pour permettre au patron d’embarcation de boucler sa ceinture.

— Pas cette fois-ci, Allday.

Il supportait mal Herrick et Allday quand ils se mêlaient de surveiller ses moindres gestes.

On entendait les piétinements des fusiliers marins s’alignant à la coupée ; le visage luisant du sergent Coaker brillait comme un gros fruit mûr sous son shako noir.

Bolitho se tourna pour voir approcher la chaloupe, une superbe embarcation dont la chambre dorée était protégée par un dais : par comparaison, la pauvre gigue d’Allday ressemblait à une chaloupe de servitude du port de Falmouth. Un officier à l’uniforme rutilant se tenait debout à l’intérieur, un rouleau sous le bras, observant la frégate au mouillage. Bolitho et lui échangèrent selon l’usage les paroles de bienvenue : c’était le début d’un long cérémonial.

— Vous restez à bord, monsieur Herrick, dit doucement Bolitho. M. Davy m’accompagne à terre.

La déception du second était évidente : il l’ignora.

— A vous le soin ici, assurez-vous que nos gens sont parés à toute éventualité.

Herrick toucha son chapeau :

— A vos ordres, commandant.

Tournant les talons, il se dépêcha d’aller annoncer sa chance à Davy.

Bolitho souriait gravement. Cette flottille qui se dirigeait vers eux, les tentations qui n’allaient pas manquer… il faudrait toute l’expérience de Herrick pour empêcher le navire d’être envahi par des commerçants et autres visiteurs moins respectables.

La voix de Herrick lui parvint :

— Et c’est vous qui devez accompagner le commandant, monsieur Davy.

Davy hésita : le moment était-il bien choisi ? Herrick était-il d’une humeur appropriée ? Puis il dit calmement :

— Un excellent choix, ce me semble, monsieur Herrick.

Bolitho se détourna pour cacher son sourire, tandis que Herrick répliquait sèchement :

— Certes, nous ne saurions que faire de vous ici, n’est-ce pas ?

Les quatre jeunes musiciens entonnèrent à la flûte et au tambour Hearts of Oak et la garde d’honneur de Bellairs, dégouttante de sueur, présenta les armes ; Bolitho s’avança pour saluer son hôte.

 

La résidence du gouverneur était superbement située sur une pente douce au-dessus de la rade. Bolitho fit le début du trajet en chaloupe d’apparat et l’acheva en carrosse ; avec soulagement, il constata que son escorteur officiel, un major d’artillerie, ne parlait que quelques mots d’anglais ; ce qui lui permit de se limiter à quelques exclamations de plaisir chaque fois qu’il passait à proximité d’un spectacle insolite.

Il était évident que tout avait été soigneusement préparé dès la veille au soir, quand étaient apparus les cacatois de l’Undine.

Bolitho se souvenait à peine de son entrevue avec le gouverneur ; c’était un homme barbu et courtois, qui lui serra la main, reçut ses salutations officielles de la part du roi George et se retira rapidement pour laisser un de ses aides de camp conduire les deux officiers britanniques dans une autre pièce.

Davy, qui n’était pourtant pas homme à se laisser facilement impressionner, lui souffla à l’oreille :

— Juste ciel, Monsieur, ces Espagnols savent vivre ! Pas étonnant si les galions chargés d’or en route pour l’Espagne relâchaient ici. Ils avaient un marché tout trouvé, non ?

La pièce dans laquelle ils furent introduits était de belle taille : longue, fraîche, avec un sol carrelé, elle abondait en beaux meubles et en tapis somptueux. Le centre en était occupé par une table monumentale toute en marbre. Bolitho estima que sept canonniers ne seraient pas de trop au cas où l’on aurait voulu la déplacer.

Une douzaine de personnes se tenaient debout autour de la table, placées de telle sorte, pensa-t-il, que nul ne perdît son temps à faire le départ entre les personnages d’importance et les autres.

Celui qui devait être James Raymond fit un pas en avant et dit rapidement :

— Je suis Raymond, commandant. Soyez le bienvenu. Nous vous attendions, un peu plus tôt peut-être.

Il parlait sans la moindre cérémonie : craignait-il de perdre son temps ? Manquait-il de confiance en lui ? Difficile à dire.

Cet élégant avait à peine passé la trentaine ; il portait beau, cependant qu’une ride agressive lui ornait le front.

— Et voici don Luis Puigserver, l’émissaire personnel de Sa Majesté très catholique.

Puigserver était un homme robuste au teint mat, doté d’une paire de sourcils noirs et touffus qui tranchaient sur le reste de son visage. Malgré des yeux durs, il n’était pas dénué de charme ; il fit un pas en avant et serra la main de Bolitho :

— C’est un plaisir, capitan. Vous avez un beau vaisseau ; le capitan Alfonso Triarte, du Nervion, ajouta-t-il en désignant d’un geste une silhouette élancée près de la fenêtre, m’a fait les plus grands éloges sur la façon dont elle a manœuvré.

Bolitho regarda l’autre homme, une forte personnalité à n’en point douter ; ce devait être lui qui commandait la grande frégate mouillée dans la rade. Il croisa le regard inquisiteur de Bolitho sans manifester beaucoup d’amitié. On eût dit deux chiens qui s’étaient battus une fois de trop, peut-être.

Bolitho eut tôt fait d’oublier Triarte car l’émissaire continuait :

— Je serai bref. Vous avez sûrement envie de retourner à bord, afin de prendre les dernières dispositions et de poursuivre votre route.

Bolitho l’examina avec curiosité. Cet homme avait quelque chose d’irrésistible : ni son visage trapu, ni ses jambes que de fins bas de soie n’empêchaient pas de paraître musclées, ni même sa poignée de main énergique ne pouvaient dissimuler une solide confiance en soi. Il n’était pas surprenant que le gouverneur se fût hâté de le présenter à Bolitho : à l’évidence, Puigserver imposait le respect.

À un claquement de ses doigts spatulés, un aide de camp nerveux débarrassa en hâte Bolitho de son chapeau et de son sabre. Un autre signe fut adressé à quelques domestiques et tous s’assirent autour de cette table plus imposante qu’un autel ; chacun avait à portée de la main une superbe coupe ciselée.

Seul Puigserver resta debout. Parfaitement impassible, il surveillait les laquais en train d’emplir les coupes de vin mousseux. Mais quand Bolitho baissa les yeux, il vit que le pied de son hôte tapotait nerveusement le carrelage.

Puigserver leva son verre :

— Messieurs, à notre amitié !

Tous se levèrent et burent leur vin. Un excellent vin. Bolitho revint en pensée à ses doutes et à ses tâtonnements dans le magasin de St James’s Street.

— La guerre n’a pas abouti à grand-chose, continua Puigserver, sinon que nous ne pouvons plus maintenant continuer à verser le sang. Je ne vous ferai pas perdre votre temps avec des promesses creuses que je serais incapable de tenir, mais je forme le vœu que nous puissions, par des moyens pacifiques, poursuivre nos objectifs respectifs.

Bolitho eut un coup d’œil rapide vers les autres. Raymond, en se renversant dans son fauteuil, essayait de se donner un air détaché, mais il était en réalité tendu comme un ressort. Le commandant espagnol regardait vaguement son vin. La plupart des autres affichaient des expressions neutres ; on faisait semblant de comprendre, mais il était évident qu’on avait perdu pied. Bolitho estima qu’ils ne saisissaient pas plus d’un mot sur dix.

Davy était assis en face de lui, raide et strict, ses traits nets luisant de sueur, le visage fermé comme un masque impassible.

Tout se jouait entre eux trois : don Luis Puigserver, Raymond et lui-même. Le premier enchaîna :

— Il est heureux que l’Espagne ait eu Minorque et certaines autres îles, comme concession, après cette guerre si regrettable.

Ses yeux se posèrent un bref instant sur Bolitho ; ils étaient sombres, presque noirs, comme des olives espagnoles.

— En retour, Sa Majesté très catholique a daigné accorder sa bénédiction à cette nouvelle étape ouverte dans nos relations. Peut-être, continua-t-il en s’adressant à Raymond, aurez-vous l’amabilité de nous donner quelques détails, oui ?

Raymond se disposa à se lever, puis se ravisa :

— Comme vous devez le savoir, commandant Bolitho, l’amiral français Suffren s’est rendu responsable de nombreuses attaques contre nos navires et possessions aux Indes orientales, et en Inde même. La Hollande et l’Espagne…

Il hésita, car le capitan Triarte venait de tousser discrètement.

— …étaient alliées avec la France, mais ne disposaient ni d’escadres ni d’hommes en nombre suffisant pour protéger leurs possessions dans la région. Suffren s’en est chargé à leur place. Il a capturé Trincomalee pour nous et y a réinstallé les Hollandais après la guerre. On pourrait citer plusieurs exemples, mais vous les connaissez presque tous, commandant. À présent, sur la base d’un marché dont vous n’avez pas à vous soucier, l’Espagne a donné son accord de principe pour restituer à la Grande-Bretagne une de ses autres possessions qui se trouve, heu… à Bornéo.

Il regarda Bolitho droit dans les yeux :

— Et tel est, naturellement, le but de votre voyage.

Naturellement ! Cela avait l’air si simple : deux ou trois mille nautiques à ajouter à la course prévue… À entendre Raymond, cela aurait pu être Plymouth.

— Je ne suis pas certain, répondit doucement Bolitho, de saisir le but de toute cette opération.

Puigserver s’exclama :

— Cela, j’en suis sûr, capitan !

Et lançant à Raymond un regard glacial :

— Soyons francs : pour éviter de rompre à nouveau cette trêve précaire, car c’est bien d’une simple trêve qu’il s’agit, nous devons nous montrer prudents. En dépit de tous leurs efforts, les Français n’ont pratiquement rien acquis aux Indes, et ils sont plutôt – comment dire ? — ombrageux en ce qui pourrait concerner toute expansion rapide dans ces régions où leur influence vacille. Votre destination finale sera Teluk Pendang. C’est un excellent mouillage, une position stratégique pour toute puissance désireuse d’étendre son influence dans la région. La tête de pont d’un empire, comme un Grec l’a autrefois noté.

— Je vois, señor, approuva Bolitho.

De sa vie, il n’avait jamais entendu parler de Teluk Pendang.

— Quand la paix a été signée, l’an dernier, enchaîna sèchement Raymond, notre gouvernement a dépêché la frégate Fortunate à Madras, en lui confiant les grandes lignes du présent accord. En route, alors qu’elle double le cap de Bonne-Espérance, elle rencontre deux frégates de Suffren qui rentrent en France. Bien évidemment, à bord des deux frégates, on n’est pas au courant du traité de paix. Le commandant de la Fortunate n’a pas eu l’occasion de s’expliquer. Il y a eu combat, et la Fortunate a touché si durement un navire ennemi que celui-ci a pris feu et coulé. Malheureusement, la Fortunate devait être elle aussi victime d’un incendie, et elle s’est perdue avec la plus grande partie de son équipage.

Bolitho pouvait imaginer la scène comme si elle se déroulait sous ses yeux : trois navires en mer ouverte, dont les pays respectifs ont enfin signé la paix, mais dont les commandants grillent d’en découdre, comme on le leur a appris.

— Néanmoins, l’un des commandants français a survécu : c’est un vieux combattant du nom de Le Chaumareys, l’un des meilleurs officiers de la marine française.

— J’ai entendu parler de lui, remarqua Bolitho avec un sourire.

Raymond en parut agacé :

— Oui, j’en suis certain. Bon, il y a des gens pour penser que la France a appris par Le Chaumareys les accords que nous sommes en train de conclure avec l’Espagne. Si c’est le cas, elle pourrait élever des objections au fait que nous entrions en possession d’un autre territoire qu’elle avait elle-même conquis en combattant au nom de l’Espagne.

Bolitho commençait à comprendre : les remarques voilées de l’Amirauté, le secret pesant sur sa mission. Il n’y avait à cela rien d’étonnant. Au moindre indice montrant que l’Angleterre était sur le point de pousser son avantage aux Indes orientales, quelles que fussent ses raisons, une guerre pouvait éclater à nouveau, comme un magasin à poudre qui explose.

— Qu’allons-nous faire ? demanda-t-il.

— Vous allez naviguer de conserve, répondit Raymond, avec le Nervion…

Et il ajouta, après avoir avalé sa salive avec peine :

— C’est le Nervion qui aura la responsabilité de l’ensemble de la mission, et vous vous comporterez en conséquence. À votre arrivée à Madras, vous embarquerez le nouveau gouverneur britannique et vous le convoierez, avec toutes les forces dont il pourra disposer, jusqu’à sa nouvelle destination, Teluk Pendang. Je vous accompagnerai avec les dépêches à lui destinées, en vous prodiguant tous les conseils possibles.

Puigserver leva vers lui un visage rayonnant, ses gros sourcils levés comme deux arcs noirs :

— Et je serai là pour m’assurer que nos gens ne font pas de bêtises, n’est-ce pas ?

— Les Français, ajouta nerveusement Raymond, ont dans la région une frégate de quarante-quatre canons, l’Argus. On dit que c’est Le Chaumareys qui en a le commandement. Il connaît les îles de la Sonde et Bornéo mieux qu’aucun autre Européen.

Bolitho se détendit. Jusque-là, le plan paraissait bon. La présence d’une escadre britannique aurait constitué une provocation et déclenché tôt ou tard une bataille rangée ; en revanche, la présence de deux frégates, une de chaque nation, était plus qu’un contrepoids à la puissance de l’Argus, aux plans diplomatique aussi bien que militaire.

Puigserver s’approcha à pas lents de la large fenêtre et regarda les deux navires au mouillage dans la rade.

— C’est un long voyage, Messieurs, mais j’espère qu’il nous apportera à tous les récompenses que nous en attendons. Etes-vous prêt, dit-il en tournant vers Bolitho son visage à contre-jour, à appareiller de nouveau ?

— Oui, señor. Mes hommes se disposent à compléter nos réserves d’eau et de fruits frais, si c’est possible.

— On s’en occupe, capitan.

Un sourire lui découvrait les dents.

— Je suis navré, reprit-il, de ne pas pouvoir vous garder plus longtemps, mais cette île est un endroit lugubre. Si vous veniez à Bilbao, ajouta-t-il en embrassant les pointes de ses doigts, alors je pourrais vous montrer comment nous vivons, pas vrai ?

Le visage sinistre de Raymond le fit éclater de rire.

— Et je présume que nous nous connaîtrons tous bien mieux après ce voyage !

Les aides de camp espagnols s’inclinèrent respectueusement quand Puigserver marcha jusqu’à la porte :

— Nous nous reverrons avant d’appareiller, lança-t-il.

Et il se retourna pour ajouter :

— Mais demain, nous levons l’ancre, à Dieu vat !

Raymond fit le tour de la table tandis que le brouhaha de la conversation reprenait dans la pièce. Furieux, il vint siffler à l’oreille de Bolitho :

— Ce maudit énergumène ! Un jour de plus et je lui aurais dit ses quatre vérités, moi !

— Sur quel navire, demanda Bolitho, allez-vous embarquer ? Ma frégate est un bon bateau, mais beaucoup plus petit que l’espagnol.

Raymond tourna la tête : le commandant espagnol discutait à voix basse avec ses camarades.

— Embarquer sur le Nervion ? Même si votre navire était un fichu brick charbonnier, c’est avec vous que je ferais le voyage !

— Je pense, murmura Davy, qu’ils attendent que nous partions, commandant.

Raymond se renfrogna :

— Je vais venir à votre bord et prendre mes dispositions une fois installé. Là, il n’y aura pas d’oreille indiscrète pour épier nos moindres soupirs !

Bolitho vit que son escorte attendait sur le pas de la porte et sourit par-devers lui. Raymond jouait apparemment un rôle déterminant dans toute cette histoire, mais il valait mieux ne pas compter sur lui quand il s’agissait de montrer un peu de tact.

Ils redescendirent à la jetée sans échanger plus de trois mots, mais Bolitho se rendait parfaitement compte des tensions qui habitaient Raymond. Il semblait sur le fil du rasoir, torturé par un drame intérieur. Peut-être était-il chargé d’une mission trop lourde pour lui.

La chaloupe d’apparat du gouverneur, avec ses nageurs en grande tenue, reconduisit à l’Undine un Bolitho soulagé. Son bateau, il pouvait le comprendre ; la vie de Raymond lui était aussi étrangère que la lune.

Raymond escalada l’échelle de coupée et jeta un vague coup d’œil sur la parade des fusiliers marins, sur les allées et venues des matelots de l’Undine en train d’embarquer des ballots de l’autre bord : des caisses, des filets de fruits et des chapeaux de paille pour protéger les imprudents des coups de soleil.

Bolitho adressa un signe de tête à Herrick :

— Tout va bien ? demanda-t-il en touchant le bras de son hôte. M. Raymond sera notre passager.

Il se retourna vivement au bruit d’un éclat de rire strident venu de l’écoutille de la cabine :

— Qui a laissé monter cette femme à bord ? Au nom du ciel, monsieur Herrick, nous ne sommes ni dans le Nore ni à Portsmouth Point !

Puis il vit la fille : petite, brune, vêtue d’une robe rouge vif, elle bavardait avec Allday, qui avait l’air de passer un bon moment.

Raymond intervint lourdement :

— J’espérais pouvoir vous en parler avant, commandant. Cette jeune fille est une servante. La servante de ma femme.

Il avait l’air d’être subitement frappé du mal de mer.

Herrick chercha à apaiser la colère de Bolitho :

— Elle est venue avec sa maîtresse il y a juste une heure, commandant. Elle avait la permission. En l’occurrence, dit-il anxieusement, je n’avais guère le choix.

— Je vois.

Bolitho gagna l’arrière d’un pas vif. La perspective de ces milliers de nautiques sur un bateau de guerre surchargé… Raymond, il allait déjà avoir du mal à le supporter, mais sa femme flanquée d’une servante, par-dessus le marché ! Il aperçut quelques matelots qui se poussaient du coude d’un air entendu. Sûr qu’ils avaient attendu pour voir quelle serait sa réaction.

Très calme, il ajouta :

— Peut-être jugerez-vous bon, heu… de me présenter, monsieur Raymond ?

Ils gagnèrent ensemble l’arrière, tandis que Davy chuchotait :

— Sacrebleu, monsieur Herrick, quelle compagnie hétéroclite nous faisons !

Herrick le regarda :

— Et je présume que vous vous êtes bien amusés à terre !

— Un peu de vin, des gens convenables, gloussa-t-il. Mais je crois que vous n’êtes pas à plaindre non plus, Monsieur.

— Allez au diable, répondit Herrick avec un sourire. Changez-vous, et donnez un coup de main au chargement. Il vous faudra avoir les yeux partout aujourd’hui !

Pendant ce temps, Bolitho avait atteint sa cabine : un coup d’œil circulaire le plongea dans l’effarement. Des caisses envahissaient tout, des vêtements étaient éparpillés sur les meubles et les canons, on eût dit que la pièce venait d’être cambriolée.

Mme Raymond était grande, pas du tout souriante, et même dans une fureur noire.

— Tu aurais dû attendre, Viola ! s’écria son mari. Voici notre commandant.

Bolitho s’inclina brièvement :

— Richard Bolitho, Madame. J’étais justement en train de dire que sur une frégate de trente-deux canons, la place manque pour des aménagements luxueux. Néanmoins, comme vous avez décidé de nous accompagner, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour…

Il ne put poursuivre :

— Décidé ?

La voix de Mme Raymond s’étranglait de mépris :

— Ne vous faites pas d’illusions, commandant, c’est lui qui préfère que nous ne voyagions pas à bord du Nervion : il craint pour ma sécurité, ajouta-t-elle avec une moue de défi, quand il me voit avec des gentlemen espagnols !

Remarquant Noddall qui tournait et virait dans le coin repas, Bolitho lui ordonna sèchement :

— Aidez la servante de Mme Raymond à ranger toutes ses…

Il lança à la ronde un coup d’œil désespéré.

— … toutes ses affaires.

Il vit Raymond s’écrouler sur la banquette comme s’il était à l’agonie. Pas étonnant qu’il fût mal à l’aise !

— Et appelez-moi le premier lieutenant !

Il regarda sa cabine et pensa tout haut :

— Nous allons déplacer temporairement ces pièces de douze et les remplacer par des quakers. Cela nous donnera un peu plus de place.

Raymond le regarda sans comprendre :

— Des quakers ?

— Des postiches en bois. Ils ressemblent à de vrais canons, et on jurerait que notre artillerie est au complet. Et il précisa avec un sourire forcé :

— Les quakers sont des pacifistes.

— Commandant ?

Herrick était apparu sur le seuil.

— Nous allons gréer quelques cloisons ici, monsieur Herrick, pour nos passagers. Un coin spacieux où ils pourront dormir… à bâbord, je dirais.

— Pour moi et ma servante, dit calmement Mme Raymond, je vous prie. Lui, dit-elle en regardant son mari, couchera ailleurs sur ce bateau.

Herrick l’observa avec intérêt et dit :

— M. Raymond s’installera donc à tribord. Et vous, Monsieur ?

— Dans la chambre à cartes, soupira Bolitho.

Et, regardant les autres :

— Nous dînerons ensemble ici, si cela vous convient.

Nul ne répondit.

L’aspirant Keen, qui se tenait sur le seuil, dévorait la femme des yeux :

— Vous avez les respects de M. Soames, commandant, et le commandant du Nervion s’apprête à monter à bord.

Bolitho pivota sur ses talons et eut un haut-le-corps quand son tibia heurta un coffre pesant.

— Je vais essayer de me montrer hospitalier, monsieur Herrick, grinça-t-il entre ses dents.

Herrick resta impassible :

— Je n’en doute pas, commandant.

L’aube n’était pas loin quand Bolitho se glissa enfin sur sa couchette, l’esprit tout bourdonnant de la soirée qu’il avait dû consacrer au capitan Triarte et à quelques-uns de ses officiers. Il lui avait fallu se rendre à bord du Nervion, pour entendre le commandant insister à nouveau sur le confort spacieux qui régnait sur son navire, comparé à l’exiguïté de l’Undine. Impossible d’y échapper. À présent, le bateau avait retrouvé son calme et il essayait d’imaginer Mme Raymond en train de dormir de l’autre côté de la cloison toute neuve. Il l’avait vue dans la cabine au moment où les officiers espagnols étaient montés à bord. Distante, et belle cependant, elle ne révélait pas grand-chose de ses sentiments réels à l’endroit de son mari ; il songea que c’était une femme bien dangereuse à fréquenter.

La paix régnait sur le navire. Peut-être chacun était-il, comme lui-même, trop fatigué pour bouger. Les canons avaient été roulés à l’avant au prix d’énormes efforts, puis pesamment affalés dans la cale. Une partie du chargement, dont certaines pièces particulièrement lourdes, avait été déplacée à l’arrière pour rétablir l’assiette. Il était étonnant de constater à quel point la cabine s’était agrandie une fois les deux canons retirés.

Il poussa un grognement quand se présenta dans ses pensées un autre sujet de tourment. Mais l’heure n’était pas venue d’en peser les termes. Il se tourna face à l’oreiller, et cet effort fit ruisseler la sueur sur sa poitrine. Une chose était certaine : il avait rarement eu autant de bonnes raisons de faire une traversée rapide.

Il fut sur pied dès l’aube, poussé par le désir de faire avancer le travail avant que la chaleur du jour ne le rendît plus pénible encore. Pendant l’après-midi, aux accents lointains d’un orchestre militaire et sous les acclamations de la foule massée le long du front de mer, l’Undine leva l’ancre et quitta la rade en suivant le Nervion par la contre-marche ; la misaine de ce dernier était décorée d’une croix splendide, or et écarlate ; à peine sortis de la rade, ils envoyèrent davantage de toile.

Quelques petites embarcations les suivirent sur les eaux étincelantes, mais elles furent rapidement distancées par les deux gracieuses frégates. Au crépuscule, celles-ci avaient la mer pour elles toutes seules, avec les étoiles pour unique compagnie.

 

Capitaine de sa Majesté
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